1er Meurtre
La pluie inonde le sol trop sec de la place, se donne le droit de le creuser en rigoles et stries selon son bon plaisir. Le sol est le tableau de sa folie, son œuvre la plus folle et la plus originale, peinture à l’eau qui prend teinte selon la texture du sol. Tantôt plus verte que les rares points d’herbe, tantôt aussi brune que les tâches boueuses qui recouvrent les pavés de Mérulik. La ville aura comme fierté de se faire silencieuse ce soir, même les oiseaux semblent en avoir oublié le plaisir de chanter, trop craignant de briser ce silence sacré. Oui, sacré, c’est le mot. N’est-ce pas un sacre que de faire abolition de tous les bruits avoisinants pour les mélanger en un tout inaudible ? Ca demande sans conteste un certain talent, et que ce soit un quelconque dieu, l’environnement en lui-même, ou toute autre chose aussi abracadabrante, le phénomène est appréciable. Après, le problème prend un second plan moins plaisant : Faut pas s’voiler la face, j’ai les oreilles en ruines. Je peine à entendre les bruits les plus élémentaires et je souffre de la puissance parfois trop élevée de certaines sonorités. À force d’encaisser l’Écho des grottes souterraines, les effets secondaires sont loin d’êtres étonnants. Mais pas moins accablants, précision inutile.
Ma main se resserre sur le morceau de parchemin qu’elle a l’honorable charge de tenir. Le papier se froisse quelque peu. Il est héraut de l’insulte à l’humanité, le roi même de la théorie de l’amoindrissement d’une vie humaine. Car c’est le cas, et quand bien même il subirait les protestations de milliers de défenseurs, il est détenteur du destin d’une vie. Un nom, un simple mot. Quelques lettres présidées d’une majuscule qui leur donne tout leur sens. Une lettre quelque peu plus grande, calligraphiée de façon plus élégante, positionnée à l’avant du mot, et voilà que du commun nous passons au propre. Que de la destruction nous passons au meurtre. J’pourrais me dire lâche, on pourrait d’ailleurs sans s’tromper me voir comme tel. Je suis là, sous la pluie, à rejeter la faute sur un papier qui n’a commis comme seul crime d’avoir été déviergé par une trace d’encre continue, alors qu’il ne tient qu’à moi de le livrer entre les mains qui lui sont destinées. Je n’ai qu’une tâche, simple et ridiculement inintéressante, mais tout aussi déshonorable que ne l’est celle des autres protagonistes de cette mise en scène machiavélique. Ca tiendrait du diable, il en jalouserait même le concept. Un meurtre sur une personne qui n’en saura rien, qui n’a peut-être même rien fait. Mais qu’importe la justice, ces terres en sont dénanties depuis bien longtemps. Pour ma part, le geste ne me dégoute que peu, bien que quelques serrements de mâchoires prouvent que je ne suis pas enchanté de le mettre en œuvre. Non, c’est le procédé qui me répugne. Une lame, courte, fine, meurtrière. Et un bras pour lui donner vie, lui imposer un diktat de meurtre et de discrétion. Z’appèllent ça communément « l’assassinat ». Tu m’étonnes. On préfèrerait s’noyer dans la commodité et les beaux mots plutôt qu’de voir la vérité en face et la nommer telle qu’elle est. « Planté comme un porc », voilà c’que j’en dirais si on m’en laissait la parole. Mais voilà, je ne l’a pas, je ne suis qu’acteur et non réalisateur, relégué à la tâche d’envoi de cette lettre. Son importance est bien trop grande pour que je l’envoie par missive, j’ai donc choisi de la remettre en main propres. La prudence excessive est un terme qui n’existe pas pour ceux qui aspirent à faire les choses comme il se doit de les faire.
La future victime est on ne peut plus banale. Qui ne l’est pas ? Porteuse du blason bleu, experte dans le maniement de l’arc et ses composantes. Rien d’autre de relevable, une personne ordinaire à activités ordinaires. J’me prépare à lui offrir ce à quoi tout le monde aspire, une place d’exception dans un monde qui ne demande qu’à vous voir étinceler. Elle sera la vedette pendant les quelques minutes où son cadavre souillera le sol de Mérulik, elle aura pour elle tous les regards, quelques larmes sans franchise et un sanglot ou deux pour la bonne forme. On s’agenouillera devant son cadavre, on tâtera son cou et on la priera l’espace d’un soir. Malgré la lâcheté de l’acte que je vais délivrer, dans tout son malheur elle aura l’honneur d’être la reine du bal. Un bal macabre. Elle a été choisie au hasard, victime de l’injustice du monde. Elle a peut être quelque chose de plus tape-à-l’œil, une toge un peu plus sombre, des flèches un peu plus perçantes.. Qu’importe la différence elle a capté notre attention. L’emploi du féminin se porte maintenant à sa personne et plus seulement à sa condition de victime. Une femme, l’acte en est-il plus détestable ? Je n’ai jamais réellement fait la distinction, mon regard s’est toujours porté à la poitrine en face pour prendre connaissance du blason, pas de la bombance. Un ennemi reste un ennemi, qu’importe le sexe. Je carbure à cette phrase sans creuser plus loin, s’rait con que j’me rende compte qu’elle est fausse.
Pour continuer dans cette logique du hasard, l’assassin a été choisi au lancement de dés. La chance a voulu que cela tombe sur le meilleur d’entre nous dans ce domaine. Un maître dans l’art bien qu’un piètre combattant. Un tireur lui aussi, si le combat devait se déclencher, ils combattraient à armes égales. Il n’a pas paru touché par sa tâche, au contraire. Son visage s’est fendu d’un sourire sardonique à l’annonce de son rôle dans l’affaire. Il aime son boulot, qui pourrait le lui reprocher. À force de pratique vient le plaisir, même dans des actes si peu louables. Voilà pour la machination. Et pour parfumer le tout d’une dose de mystère, me voilà à croupir sous la pluie, une fausse lettre secrète en main, et j’ai froid. Il est en retard. Le rendez-vous a été pris pour le crépuscule, à l’ombre des arbres de la place. Pas moyen de se tromper, le bosquet qui borde Broquir est unique. Mes vêtements collent à ma peau, accentuant encore ma sensation de fraicheur. Je gèle sur place, le corps secoué de tremblements incontrôlables. J’me perfuse à coups de pensées encourageantes, tente en vain d’me redonner d’la vigueur. C’pas ça qui va rétracter les boutons de chair de poule qui me couvrent le corps. Je frissonne pour la énième fois, ponctuant chaque soubresaut d’une malédiction contre le retardataire. ‘Me le payera.
Je pousse un cri de soulagement au moment ou sa tignasse se pointe entre les arbres. Il a une démarche d’ivrogne, sans doute due à la fatigue. La stature pantelante sur une paire de jambes flageolantes, il s’approche lentement de moi, la main tendu prête à recevoir son action de mission. Il me gratifie d’un regard accusateur lorsque ses doigts déplient avec précaution le parchemin détrempé. Entre les coulées d’encre régulières, on peut lire sept lettres finement tracées. La cible et, si réussite couronne, la victime. Inauguratrice du principe, la première mission est lancée. Dans sept jours tout au plus, l’archère sera tombée.