Je suis absent. Lorsque vous descendrez dans la fosse, inconnue de vos âmes et sourires, vous ne me trouverez pas. Lorsqu’éplorés vous fouillerez les décombres osseuses de nos restes, de moi vous ne verrez aucune trace. Vous me chercherez ailleurs, bien entendu. Entre les murs en ruines de la cathédrale, sous les alcôves de bois, à l’abri d’un tunnel … Je resterai invisible. Alors l’émoi vous gagnera. Narguera vos sens. Suscitera en votre sein cet effréné et incontrôlable besoin de savoir. Connaître. Vous appellerez vos proches, vos amis, vos connaissances, et leur donnerai mon signalement. Ils interrogeront leur voisinage, quadrilleront les forêts, dragueront les rivières. Vos plus prodigues hérauts orchestreront l’enquête. Mais vous ne me retrouverez pas. Bien sûr, puisque je suis absent.
Pardonnez-moi l’embarras que je vous cause. Vous auriez sans doute voulu que je vous quitte en catimini, que je m’efface à votre insu, toute trace de moi gommée de votre mémoire, plutôt que de mettre le comble à des soucis dont vous garderez le souvenir. Je vous ai toujours posé problème. Je ne vous ai jamais suivi. Ni vous, ni vos dirigeants, ni ma bonne conscience. Tel un poisson dans son bocal j’agis à ma façon dans mon monde. Car il est mien. Bien sûr, puisque je suis merveilleux.
Je ne vous parle que rarement. Je lis beaucoup, et j’écris avec une aisance que vous jugez anormale au point d’y voir un symptôme. Vous avez sans doute raison, j’écris pour m’approprier les mots que le monde m’a refusés. Et maintenant, j’en suis le maître.
Les mots, je les attrapais au vol depuis mon enfance. Au vol et comme un voleur, car ils n’étaient pas pour moi. Je les thésaurisais en silence, sans les prononcer jamais. J’aurais voulu fixer leur être volatil, lui donner une forme stable qui m’aurais permis de les contempler avec un plaisir d’avare. J’aspirais à l’écrit avant de le connaître, et j’ai su d’emblée m’approprier mon domaine lorsque l’on me l’a révélé. Je me suis épris de ces combinaisons de lettres qui offrent un royaume à mon exil. Je n’étais jamais rassasié de ces signes austères, qui s’alignaient sur la page en frises immobiles, et qui enserraient derrière leur gille de hampes et jambages le miroitement d’images insoupçonnées. Mangeur de papier. Buveur d’encre. Être d’encre et de papier moi-même ou aspirant à le devenir. Bien sûr, puisqu’à travers cet inestimable talent je suis immortel.
Mes mots sont des éventails fermés dont les plis recèlent des chatoiements soyeux que je déploie à mon gré. Pour vous mes lettres sont ternes, de fer et de sang, placides. Pour elle j’écris rose, je trace le « a » rond comme une corolle où frisent les pétales serrés, et je prends au piège de quatre lettres une fleur épineuse et parfumée dont le cœur abrite une abeille ; roses, et c’est tout un buisson qui s’épanouit pour nous. Parfum qui ne s’évapore jamais, fleurs qui ne flétrissent pas, c’est pourquoi je les préfère. Les lettres que je trace et que je tresse sur la feuille blanche dessinent la clôture infranchissable du jardin auquel j’ai seul accès. Bien sûr, puisque vous n’êtes pas dignes de me comprendre.
Car même si je feins de m’adresser à vous, ce n’est pas à vous que mes mots sont destinés quand je les agence avec ce brio qui vous étonne. Les mots ne sont pour moi qu’une monnaie interchangeable. Pour moi ce sont des joyaux uniques, des gemmes dont l’éclat m’absorbe et ne me lasse jamais. Je communique et vous contemplez. En écrivant, je poursuis un but que vous ne soupçonnez pas. Ma substance s’écoule dans le texte qu’elle imbibe, dans les lettres qui me boivent comme un buvard. Bientôt pour vous ne resteront que ces signes noirs comme les pattes d’un insecte élégant et merveilleux. Lorsque j’écrirai le dernier mot, vous pourrez prononcer mon nom. À la manière d’une prière, car je suis exceptionnel. Je ferai durer nos aventures en ces lignes, nous rendrai aussi immortels que je ne le suis. Je suis de l’Équinoxe. Non, je suis l’Équinoxe. Et je suis exceptionnel, mais je l’ai peut-être déjà dit.