Il est là. Les mêmes yeux, le même visage. Je m’en souviens comme si c’était hier, de ces traits cordiaux. Aujourd’hui par contre, son visage gracieux contraste avec ses habits vulgaires, déchiquetés. Les habits de mon père. Mon géniteur officiel, là, fiché devant moi. Une simple promenade dans des rocheuses éloignées qui se transforme en une scène de retrouvailles émouvante. Et il me reconnait. Tout comme moi, il devine après quelques secondes mon identité qui sûrement fut revendiquée à maintes reprises, mais je n’entends rien, je suis comme sourde. Et j’ai peur.
Il est cloîtré dans une grotte, vêtu d’un affreux linge morcelé, maigre et famélique. C’est un mendiant. Un véritable pauvre, un miséreux. Quelques heures d’une conversation vive suffirent pour confirmer mes doutes : il errait, indigent, depuis plus de cinq longues années. Cinq misérables années à pourrir dans cette crypte lugubre. Ma peur se transforme graduellement en tristesse et se termine en culpabilité. Mon père était prêt de moi pendant tout ce temps. Et je l’ignorais. Je mangeais à ma faim, je buvais à ma soif insatiable sans me soucier du moindre pauvre.
Je ne veux pas retourner chez les reclus, pas maintenant du moins. Je veux rester avec mon père, je veux sentir son étreinte chaleureuse, je veux me lover sur cette amour retrouvée, profiter de cette tendre résurgence familiale. Qu’importe si je dois dormir dans cette grotte cafardeuse, je ne suis plus seule dans mes tourments à présent. C’est mon père, une partie de moi que je viens de réconcilier.
Assise à-même le sol dans une position précaire, je contemple la nuit et ses faisceaux lunaires depuis cette antique grotte, émerveillée par la pleine lune naissante. Les murs de mon cloître se referment sur eux-même et en un unique souffle, détachent l’impossible magnitude de la froideur nocturne sur ma pauvre silhouette tremblotante, et je laisse s’échapper un borborygme plaintif qui vient réveiller mon père, lui qui somnolait déjà à mes côtés. Il bâille, me dit d’aller dormir, qu’il est tard. Son regard est creux. Comme dépourvu d’émotion, un regard instinctif de bête qui ne cherche qu’à se nourrir, qu’à survivre, qui n’a plus d’intérêt pour le reste de l’humanité. Un regard primitif.
En vérité, mon père et moi ne sommes pas si différents.
Où allions-nous ainsi, de nos côtés respectifs ? Étions-nous seuls au monde ? Des marginaux anonymes, des vagabonds méprisables ? Je ne trouvais ni bonne foi ni chance en ce bas-monde, seuls des hasards sinistres. Et mon père ne cessait de se faire rejeter par des vautours incléments, avares qui refusaient de lui donner la moindre charité. Nous étions les protagonistes d’un mélodrame, rien de plus. Dieu était notre scénariste, il décidait de notre sort dans son cabinet céleste, nous laissant ignorants dans nos geôles mentales, errants comme des spectres dans les décombres d’un monde horrible. Nous guettions la moindre chance, la moindre parcelle de bonheur.
Mon père se rendort tandis que je reste éveillée, songeant à tous ces malheurs grotesques. Oh, et à quoi bon rester consciente si c’est pour contempler un monde aussi polaire ? Non, je refuse. Je préfère aller plonger dans un sommeil douillet en compagnie de mon géniteur, de mon créateur. Je m’allonge sur le sol de pierres humides et au moment précis où mes vêtements s’humectent des restes de la légère bruine passée pour laisser libre-cours à mon cosmos onirique, une ribambelle de ronflements disgracieux vient chasser le silence de son logement caverneux. Je soupire. Impossible de dormir.